- Que fut le Manifeste de Conscience Africaine ?
- Quel fut son impact dans la lutte de libération du Congo du joug colonial?
- Comment en fut la genèse?
C’est à ces différentes interrogations que nous allons tenter de répondre pour restituer à l’événement sa véritable dimension historique.
« Le Manifeste de Conscience Africaine demeure l’une des sources riches qui peuvent nourrir notre réflexion. Nous ne l’avons pas rédigé pour en faire une simple oeuvre littéraire. Nous y avons inscrit des vérités qui demeurent tenaces, hélas, devant des Belges et devant nos compatriotes surtout. Le courage que nous avons eu de poser cet acte, nous l’avons puisé dans l’idée que nous avons de la dignité de l’homme, de tout homme, ainsi que dans notre foi. »
– Ngalula commentant le Manifeste de Conscience Africaine
Le contexte historique
Le point de départ fut l’année 1954. Nous étions alors une poignée d’hommes venus des horizons différents (Bandundu, Bas-Congo, Province Orientale, Kasaï, Équateur etc.). Le lien apparent du rapprochement entre nous était la fidélité au même réseau scolaire et la même pratique religieuse.
De la politique, il n’en était pas question. Car dans ce Congo Belge là, il n’y avait pas une vie politique au vrai sens du mot et le colonisé n’en avait même pas le droit.
En revanche, les problèmes sociaux, ceux liés à la discrimination raciale ainsi qu’à la formation nous intéressaient personnellement.
Les aspirations qui habitent chaque homme, sous toutes les latitudes de la terre, nous habitaient aussi. Forcément. Comme l’occasion fait le larron, les promesses faites par la colonisation après la Guerre devant les militaires revenus de la Guerre et les « civils évolués » à la recherche d’une nouvelle identité, suscitèrent l’ouverture des cercles de réflexion ça et là, dans tout le pays.
Ces cercles avaient des formes différentes selon qu’ils surgissaient dans les grandes villes ou dans les chefs-lieux de territoires ou de districts. Dans ces derniers lieux, c’est- à-dire, les territoires et les districts reculés de l’arrière-pays, les cercles de réflexion étaient souvent animés par les administrateurs coloniaux tandis que dans les grandes agglomerations urbaines, les activités socioculturelles se déroulaient autour des confessions religieuses.
C’est ainsi qu’en ce qui nous concerne, nous eûmes à animer différentes organisations sociales (le scoutisme, la J.O.C., la Ligue des Employés Chrétiens, la Ligue des Familles Nombreuses, etc.).
Ainsi, nous avons évolué et nous nous sommes retrouvés un petit groupe d’amis dont les conversations embrassaient également le domaine politique: notre place dans le monde ambiant et dans le monde de demain; les discriminations raciales et sociales occupaient une place prépondérante dans nos conversations autour de Monsieur l’Abbé Joseph Albert MALULA, alors Curé de la Paroisse Christ-Roi.
Devant des interrogations souvent sans réponse sur notre sort, nous décidâmes alors deux choses :
- parfaire notre formation par des cours accélérés et
- faire connaître notre position devant les problèmes de l’heure.
Le Manifeste s’inscrivit en droite ligne de cette option.
Nous commençâmes par de petits articles timides dans le journal catholique « L’HORIZON » et nous finîmes par créer notre propre organe de liaison appelé « CONSCIENCE AFRICAINE ». Joseph Ileo en assura la Rédaction en Chef.
Pourquoi le MANIFESTE ?
Un professeur belge, M. Van Bilsen, venait de publier son plan de 30 ans pour l’accession progressive du Congo à la souveraineté. Ce plan contrastait avec beaucoup d’opinions exprimées alors en Belgique sur l’avenir du Congo et des Congolais. Il faut avouer que la prise de position du Professeur Van Bilsen avait pleinement rencontré nos préoccupations et correspondait à nos aspirations intimes quant au fond.
Toutefois, nous n’étions pas satisfaits de voir les Belges tracer seuls les perspectives de notre avenir, vouloir faire notre bonheur sans prendre notre avis. Nous prîmes alors la parole, par nous-mêmes, pour faire connaître notre rêve et appeler les Belges et les Congolais au débat et à l’action pacifique pour hâter la construction d’une grande nation au centre de l’Afrique.
Humbles, d’un bout à l’autre du Manifeste, nous proclamions: « Nous ne prétendons d’ailleurs à aucun monopole, ni de l’amour de notre pays ni de la clairvoyance sur son avenir ».
Qu’avons-nous dit sur notre vocation nationale?
« Nous croyons que le Congo est appelé à devenir, au centre du continent africain, une grande nation. Notre vocation nationale : travailler à édifier, au coeur de l’Afrique, une société nouvelle, prospère et heureuse, sur les fondements d’une société ancienne – la société clanique – fortement ébranlée par une évolution trop rapide et qui cherche son nouvel équilibre. Cet équilibre nouveau, nous ne pouvons le trouver que dans la synthèse de notre caractère et de notre tempérament africains avec les richesses foncières de la civilisation occidentale. Cette synthèse, personne ne peut la réaliser en lieu et place des Congolais, avec l’aide fraternelle des Occidentaux qui vivent au Congo ».
Cette synthèse, nous la voyions notamment dans le processus de compénétration des milieux européens et africains, dans la croyance que la différence de peau n’est ni un trait de supériorité ni d’infériorité, l’objet de privilège ou de mépris ainsi que dans le rejet de l’option de développement séparé.
Nous invitions la Belgique à comprendre que les Congolais « veulent assimiler dans leur vie nationale d’autres valeurs foncières de la civilization occidentale qui sont encore absentes : le respect de la personne humaine et de ses libertés fondamentales, sans distinction de races; la recherche plus poussée de la justice sociale, le droit des peuples arrives à maturité de se gouverner eux-mêmes, la véritable démocratie basée sur l’égalité de tous les hommes et la participation du peuple au gouvernement du pays ».
Nous faisions également écho aux propos du Gouverneur général, Monsieur Pétillon : « la Communauté belgo-congolaise, loin d’être un empêchement, doit être le moyen de réaliser notre émancipation totale.
L’idéal dont nous rêvons pour la nation congolaise de demain est celui d’une fraternité humaine basée sur l’égalité foncière des hommes, sans distinction de races ».
Nous confessions que « notre désir d’émancipation n’est pas un sentiment d’hostilité vis-à-vis de la Belgique et que notre désir s’exprime sans haine ni ressentiment et que les Belges comprennent que leur domination sur le Congo ne sera pas éternelle».
Ce à quoi nous voulions arriver n’était rien de moins que d’obtenir de la Belgique officielle l’adoption du plan du Professeur Van Bilsen et de programmer alors les étapes devant mener le Congo à l’indépendance.
On peut lire dans le Manifeste, à ce sujet : « Ce plan, compromis entre l’impatience des uns et le conservatisme des autres, doit fixer nettement les étapes intermédiaires à réaliser dans des délais précis ». « A chaque étape de l’émancipation politique doit correspondre une étape d’émancipation économique, d’émancipation sociale et aussi de progrès dans l’éducation et la culture ». Nous ne voulions pas que « les apparences extérieures de l’indépendance politique ne fussent en réalité qu’un moyen de nous asservir et de nous exploiter ».
Qu’entendions-nous par l’émancipation économique et sociale?
Le Manifeste est explicite : « Nous n’acceptons pas le maintien d’une politique de bas salaires. Les salaires et les revenus agricoles doivent être augmentés de telle manière à permettre une épargne de plus en plus
importante. Les Congolais auront ainsi progressivement le moyen de former, eux aussi, des capitaux; d’en avoir les profits et d’en partager l’influence. Il faut que les commerçants et agriculteurs soient encouragés
et aidés. Les classes moyennes sont un élément important dans la vie économique et sociale du Congo. Pour la masse de la population qui reste dans les villages, il faut valoriser l’économie agricole et y rendre
la vie plus agréable en commençant par supprimer le système odieux des cultures imposées.
Pour la masse de travailleurs, il faut augmenter rapidement le salaire minimum légal qui ne permet pas une vie décente, surtout dans les centres où la vie est chère. Ces salaires minima doivent être basés, non sur le budget d’un célibataire mais sur celui d’une famille. Il doit en être ainsi même pour les célibataires adultes afin qu’ils puissent rassembler l’argent nécessaire pour se marier, sans devoir se priver pour autant de manger à leur faim ». L’actualité de cette revendication ne se dément pas. Malheureusement.
En matière de méthodes et stratégies politiques, le Manifeste soulignait notre volonté de cultiver l’amitié avec la Belgique « Cette amitié, nous ne la mesurons pas au montant des capitaux investis
mais à l’attitude des Belges du Congo à l’égard des Congolais et à la sincérité avec laquelle la Belgique nous aidera à réaliser notre autonomie politique totale ».
Il proclamait aussi notre engagement à la non- violence:
« Notre volonté est que l’émancipation du Congo se réalise dans l’ordre et la tranquillité. Nous sommes décidés à ne pas nous laisser entraîner à la violence parce que la violence rend les problèmes insolubles. Nous n’avons qu’un seul but : le bien de la nation congolaise. Ce but, nous le ferons triompher dans la légalité et par les moyens pacifiques. Ceux qui usent de la violence montrent qu’ils ne sont pas mûrs pour la vraie démocratie. Nous voulons continuer à respecter l’autorité; mais nous désirons que, plus que par le passé, on nous demande notre avis et qu’on en tienne compte. Et si l’on estime ne pas pouvoir nous suivre qu’on nous dise pourquoi ».
Le Manifeste clamait aussi tout haut notre engagement social :
« Notre mouvement national n’est pas inspiré par la haine mais par la fraternité et la justice. Nous savons que la réalisation de nos aspirations dépendra de nos propres efforts et nous ne manquerons pas de rappeler souvent aux Congolais la dure vérité que nous ne pouvons revendiquer nos droits que si nous prenons pleinement conscience de nos devoirs et de nos responsabilités ».
L’esprit de service : « Que personne parmi nous ne cherche ni son intérêt personnel ni la satisfaction de ses ambitions. Nous devons accepter d’être avec générosité et désintéressement, au service de notre peuple. Celui-ci n’est pas une réalité abstraite et vague mais une masse d’hommes, de femmes, de jeunes, d’enfants qui vivent autour de nous, que nous devons aimer profondément et que nous devons aider de toutes nos forces à monter et à grandir. Nous ne devons pas nous payer de mots. Il ne suffit pas de l’écrire et de le crier pour que notre idéal se réalise. Il faudra de longs efforts semés de difficultés, entravés par des échecs. Il faudra de la ténacité, de la persévérance, de la patience aussi ».
S’il ne fut pas difficile de rédiger tous ces principes, somme toute, généraux et universels, les difficultés sans nombre de la réalisation du Manifeste en précédèrent et suivirent l’écriture.
Un travail de clandestinité
La première difficulté majeure qui surgit aussitôt sur notre chemin fut celle de savoir comment opérer sur le terrain sans être repéré par la Sûreté coloniale, omniprésente. Elle nous redoutait déjà. Et, peut-être suivait-elle nos rencontres, devenues très régulières? Après nous être assurés, par des contacts individuels à domicile, et parfois dans des bars où à coup sûr nous passions inaperçus, nous mîmes au point un plan de travail lequel nous prit plus de temps que la rédaction proprement dite. C’est ainsi que nous nous distribuâmes les chapitres à développer selon les convenances personnelles de chacun, mais avec un timing bien précis.
Le deuxième problème qui se posa fut celui du lieu où faire la discussion d’ensemble et retoucher des chapitres, en groupe, pour ce travail de clandestinité qui ne pouvait être fait dans les milieux habituels de nos réunions.
Pour contourner cette nouvelle difficulté, nous décidâmes de faire le travail au Stade Roi Baudouin 1er, actuellement Stade Tata Raphaël, à partir de 21 heures. Chacun y venait muni de sa bougie. C’est dans ces conditions que fut mis au point le Manifeste de Conscience Africaine.
La publication du Manifeste
Après la mise au point, la publication du Manifeste devint notre difficulté majeure. Car, à l’époque, toutes les imprimeries existantes étaient l’apanage des Blancs. Aucun congolais ne disposait d’une unité de production graphique.
Pourtant, le travail méritait d’être imprimé pour qu’il pût éclater en valeur. Mais les imprimeries appartenant aux Européens constituaient pour nous un gros risque. Car les imprimeurs pouvaient, à tout moment, nous dénoncer à la Sûreté. Et, l’autre difficulté, qui n’était pas la moindre, fut que nous n’avions pas d’argent nécessaire pour l’imprimer.
C’est ainsi qu’il nous arriva même de penser à vendre les carcasses de voitures que nous possédions pour venir à bout de cet obstacle. Cela nous prit des nuits entières à nous creuser les méninges.
Finalement, surgit sur notre chemin M. PANICELLI, un Belge d’origine italienne, propriétaire de l’imprimerie de la 4ème Rue à Limete et qui éditait une feuille intitulée : « la Gazette de Limete ».
M. PANICELLI nous savait lecteurs fervents de son journal et connaissait aussi nos activités journalistiques. C’est dans ce contexte précis que nous tissâmes des liens d’amitié avec lui.
Quelque temps après, un incident malheureux vint assombrir nos relations d’amitié avec M. PANICELLI.
En effet, j’avais publié dans le journal « HORIZON », un article humoristique intitulé : « Comment on attribue la carte de mérite civique ou d’immatriculation ? », dans lequel je me moquais de la naïveté de l’autorité coloniale à ce propos. J’avais posé, dans cet article, la question : «comment les gens qui se disent intelligents comme les Belges peuvent-ils demander aux Congolais de rompre avec la tradition pour devenir des « Belges moyens » en obtenant la carte de mérite civique dont les seuls avantages qu’elle confère sont l’accès aux magasins et cinémas réservés aux Blancs, pour notamment acheter et boire librement du vin ? »
Cet article humoristique souleva un tollé général d’indignation dans les milieux coloniaux de Léopoldville. Les Blancs se disaient : « Pourquoi on a laissé les nègres nous ridiculiser ? ». Même notre ami PANICELLI s’attaqua à nous en ces termes: « On a ridiculisé nos institutions ».
J’expliquai que ce n’était que de l’humour noir comme il existe également l’humour blanc. Ainsi la polémique se termina par un bac de bière offert par M. PANICELLI, à Limete.
Quelques jours plus tard, j’allai le voir avec les manuscrits du Manifeste et il accepta finalement de nous aider pour son impression. Il faut souligner que pendant mon entrevue avec l’imprimeur, un dilemme atroce me torturait : « fallait-il lui présenter les manuscrits ? ne nous livrerait-il pas, points et mains liés, à la Sûreté ? » Mais, il me rassura vite de sa discrétion !
La seule personne que je mis alors au parfum de cette victoire inattendue fut Joseph Ileo. Il prit part, à mes côtés, au travail exécuté nuitamment avec l’aide de M. PANICELLI qui s’occupa lui-même de la composition du texte. Pendant toute la nuit, mon ami Ileo et moi étions sur le qui-vive. Nous avions pris soin de repérer toutes les issues de l’ Atelier pour pouvoir nous sauver en cas d’incursion de la Sûreté dans l’imprimerie.
La diffusion
Le groupe décida que la diffusion du Manifeste devait être attachée à un événement important pour lui donner un cachet particulier. Et cet événement important, nous l’avions en vue pendant que nous élaborions le Manifeste. C’était le Congrès du Parti Socialiste Belge. Nous décidâmes, avec la diffusion du Manifeste, de reléguer au second plan de l’actualité la tenue de ce congrès.
C’est ainsi qu’au lieu de le mettre immédiatement en circulation, nous en avions différé la sortie.
Les paquets du Manifeste imprimé bien emballés furent placés en lieux sûrs, chez des amis. Pour ma part, je les cachais à Lovanium et à Thysville où je fis nuitamment un aller-retour au volant de ma voiture tandis que Ileo s’occupait des cachettes éparpillées dans les divers endroits de Léopoldville.
En le faisant ainsi, notre souci était également de mettre le Manifeste en vente au même moment et partout. C’est-à- dire le samedi matin, jour prévu pour l’ouverture du Congrès du Parti Socialiste Belge. Ce pari fut tenu et le coup réussi. Ce qui provoqua la surprise de l’autorité coloniale.
M. PANICELLI fut expulsé de la Colonie pour complicité avec les Noirs. Ileo et moi-même ainsi que les autres membres du groupe fûmes arrêtés, jetés au cachot et molestés.
Quant à la publication du Manifeste de Conscience Africaine, elle ne put continuer, faute de moyens.
Voici brièvement racontées les différentes péripéties qui marquèrent la conception, la mise au point et la publication du Manifeste de Conscience Africaine qui eut un impact retentissant non seulement dans la Métropole d’alors mais également au Congo et même dans les Colonies françaises limitrophes. Cela à un point tel qu’à cet administrateur colonial belge qui affirmait cyniquement que « nos nègres à nous, dans nos colonies, étaient sages et patients », devant un fonctionnaire colonial français dont le pays était déjà confronté à plusieurs revendications d’indépendance dans les Colonies, celui-ci répondit, en faisant allusion au Manifeste de Conscience Africaine : « vous avez maintenant votre Vietnam et vos Viêt-cong, vous aurez bientôt votre Bien Dien-Phu».
D’autre part, ce document contribua largement à l’éveil de conscience réel des Congolais sur leur condition de colonisé; il ouvrit la voie aux premières revendications sur l’indépendance et amena certains milieux belges – nos amis Catholiques notamment – qui avaient des positions divergentes sur l’avenir de la Colonie à reconsidérer ces dernières. – Joseph Ngalula Mpandanjila, Kinshasa, août 1996.